CHAPITRE VIII
OLPHAN
Nous ne pourrons pas, nous ne pouvons pas éluder cette question : faut-il s’affranchir de l’influence des griots célestes ? Faut-il fermer notre monde à ces êtres mystérieux qui nous rendent visite moins d’une fois par siècle et ne connaissent de notre histoire que ses convulsions brutales ? Faut-il entendre la parole de voyageurs qui ne vivent pas sur le même plan temporel que nous ? Faut-il lever les yeux sur ces émissaires du Verbe universel ou les tourner vers nous-mêmes, nous observer sans jugement, regarder nos vérités sans peur ni haine ? En d’autres termes, faut-il nous abandonner au chant des griots ou composer nos propres chants, leur confier les clefs de notre destinée ou nous prendre nous-mêmes en charge ?
Aux voix qui s’élèveront, qui clameront que les griots sont les indispensables navettes qui ravaudent l’étoffe humaine à travers les immensités spatiales, je dirai : les peuples humains dispersés dans la Galaxie sont-ils condamnés à ne tramer qu’une seule et même étoffe ? Qu’en est-il de l’influence de l’environnement sur l’être vivant ? De la gravité, du climat, de la richesse en oxygène ? Qu’en est t-il des croisements avec d’autres espèces, avec d’autres formes de vie ?
Je vous invite à penser autrement : si l’humanité a été disséminée par les Grandes Guerres de la Dispersion – les bien nommées –, c’est sans doute qu’il y avait une raison, une excellente raison. Peut-être fallait-il créer des courants nouveaux et puissants pour empêcher notre espèce de devenir une mare stagnante, croupie, stérile. Peut-être fallait-il ouvrir de nouvelles voies, engendrer de nouvelles évolutions, provoquer de nouvelles mutations.
Au nom de Lenguize, le groupe de réflexion auquel nous appartenons, certains de mes confrères et moi, je vous pose encore une fois la question : et si les griots célestes n’étaient que les éclats d’un rêve ancien et brisé ?
H. K. Bazel,
Prolégomènes au traité des autonomies
planétaires,
Académie des sciences sociales de Liplül,
cinquième des Mondes du Kôlk, ou Kôlkan 5.
Les trois griots et leurs disciples descendirent l’escalier monumental avec une extrême prudence. Épannelées directement dans la roche, les marches inégales et tournantes s’incurvaient en leur milieu tant elles avaient été battues. Aucune rampe ni garde-corps ne les bordait, et Jaïfe effectua pratiquement toute la descente en gardant les épaules et les mains collées à la paroi.
Seke et Jaïfe avaient vraiment cru que Yorgäl, joignant le geste à la parole, s’était jeté dans le vide lorsqu’ils l’avaient vu courir et sauter par-dessus un rocher avec un hurlement suraigu et prolongé. Puis, constatant que sa disparition ne semblait pas émouvoir leurs maîtres, ils s’étaient approchés et avaient distingué les premières marches. La bouille hilare de Yorgäl s’était dressée devant eux comme un diable farceur jaillissant de sa boîte. Le cri de peur et le sursaut de Jaïfe lui avaient valu une bordée d’injures, de grimaces et de moqueries.
L’escalier de la Chute sans fin datait, selon Eyland Volgen, d’une époque antérieure à l’arrivée des premiers visiteurs célestes, taillé trois ou quatre millénaires plus tôt par les premiers habitants de Logon. Les ténèbres qui l’assiégeaient étaient tellement denses qu’il semblait se perdre dans un gouffre sans fond. Le silence absorbait le sifflotement agaçant de Yorgäl et les expirations rauques de Zaul Samari.
Ils arrivèrent enfin sur un large éperon d’où partait un étroit pont de pierre qui donnait, cinquante pas plus loin, sur un portail orné de sculptures et d’inscriptions indéchiffrables dans l’obscurité. Seke ne discerna du bâtiment que les fûts clairs et rainurés de quelques colonnes. Il se demanda comment la population de Logon s’y était prise pour construire ce monument, combien de temps il avait fallu, combien d’hommes y avaient travaillé. Peut-être avaient-ils bénéficié d’une aide surnaturelle ? La puissance du chœur des formes révélait une présence inhumaine, surhumaine. L’hypothèse cadrait avec les mythes de la dispersion humaine qu’avait entrepris de lui raconter Marmat Tchalé, des récits d’aventuriers et de conquérants qui s’étaient élevés au rang de dieux – ces légendes ressemblaient étrangement aux récits héroïques des bonimenteurs d’Hernaculum.
Eyland Volgen désigna le portail d’un mouvement du bras empreint de solennité.
« La porte de la Chaldria.
— Ça nous fait une belle jambe !maugréa Yorgäl. À quoi ça sert de nous conduire devant si nous ne sommes pas prêts à la franchir ? J’appelle ça de la cruauté inutile !
— Qui décide que le disciple est prêt ? » demanda Seke.
Yorgäl pointa un index rageur sur Zaul Samari qui, adossé à la paroi rocheuse, s’appliquait à reprendre son souffle.
« Le maître, tiens ! Mon maître Zaul dit qu’on risque les pires emm... ennuis si on défie la Chaldria sans y être préparé.
— Pourtant, nous avons déjà voyagé une fois sur les flots chaldriens, et nous sommes toujours vivants, intervint Jaïfe.
— Nous étions sous la protection de nos maîtres. Mais ils ne seront pas toujours derrière nous. Nous devons apprendre à voler de nos propres ailes, pas vrai ? »
Eyland Volgen acquiesça d’un hochement de tête.
« Qu’est-ce que nous devons faire, maintenant ? demanda Jaïfe.
— Vous trois, ce que vous voulez. Nous, nous allons passer de l’autre côté de ce pont. »
Eyland Volgen fixa un long moment Jaïfe avant de pivoter sur lui-même et de s’avancer sur le pont. Marmat Tchalé et Zaul Samari lui emboîtèrent le pas. Les silhouettes des trois griots s’évanouirent peu à peu dans les ténèbres.
D’un coup de menton, Yorgäl désigna l’envolée des marches grises le long de la paroi verticale.
« Enfin tranquilles ! Ils ne reviendront pas avant trois jours. Reste plus qu’à remonter là-haut et trouver un coin plus accueillant ! »
Il prit d’autorité Jaïfe par le bras et le tira vers l’escalier. Sans le regard implorant que lui lança le disciple d’Eyland Volgen, Seke ne les aurait pas suivis. Quelque chose le retenait en cet endroit, pas seulement le chant des formes, aussi envoûtant que le babil d’une source souterraine, mais un courant invisible et tenace qui l’entraînait irrésistiblement vers le pont, vers le portail, vers le cœur d’une spirale qu’il pressentait d’une puissance infinie et qui lui rappelait l’ivresse des danses dans les tourbillons de sable. Une voix lui chuchotait que là, entre ces colonnes, se terrait le secret des cycles des temps et des temps perçu par Autre-mère et les enfants du Tout. Il ne comprenait pas pourquoi Yorgäl, qui s’était présenté devant cette porte à plusieurs reprises, n’avait pas tenté d’en franchir le seuil ni d’en percer le mystère.
Il lui fallut croiser une nouvelle fois le regard de Jaïfe, exorbité par la peur et la douleur, pour briser l’envoûtement et se lancer à contrecœur dans l’escalier. Il se sentait tenu de protéger le disciple d’Eyland Volgen. Il y avait, dans sa réaction, une part d’attirance et de mystère aussi forte que l’attraction des profondeurs, davantage même puisqu’elle l’incitait à lutter contre ses aspirations. L’élan qui le poussait vers son condisciple était d’une autre nature que l’affection respectueuse qu’il vouait à son maître Marmat ou l’attachement joyeux qui l’avait uni à Autre-mère et ses compagnons. Bien que nouveau et déroutant – il ne connaissait Jaïfe que depuis moins d’un jour –, ce sentiment occultait toute autre émotion, tout autre désir.
« Pas prêts ! hurla Yorgäl. Cinq fois que je reste à la porte ! Cinq ! La Chaldria a bon dos ! Moi, je dis que c’est la faute à mon maître Zaul. Ce vieux jaquebout me déteste encore plus que je le déteste ! »
Il relâcha Jaïfe au premier tiers de l’escalier, au moment où Seke parvenait à leur hauteur. Oubliant toute prudence, le disciple d’Eyland Volgen gravit les marches quatre à quatre comme s’il avait une cohorte de démons à ses trousses.
« Ce vieux quoi ? demanda Seke.
— Jaquebout. Un horrible rapace de chez moi.
— Que vont-ils faire de l’autre côté du portail ? »
Yorgäl haussa les épaules.
« Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Mon vieux jaquebout ne m’en parle jamais. On s’en fout ! On a trois jours devant nous. Profitons-en. »
Ils remontèrent dans les quartiers où les conteurs, inlassables, animaient la nuit de la voix et du geste. Des vasques ne s’élevaient plus que des flammèches peu à peu étouffées par les ténèbres. On ne trouvait plus de lumière que dans les yeux des auditeurs assemblés en groupes sur les places ou sur les terrasses. Les cruches et les gourdes qui circulaient de main en main n’étaient pas étrangères à l’éclat trouble de leurs regards.
Seke proposa d’écouter l’un des orateurs, un homme à la barbe clairsemée, à la voix harmonieuse et puissante. Si Jaïfe accepta avec empressement, Yorgäl protesta qu’ils avaient nettement mieux à faire, entre autres se rendre immédiatement dans une maison tenue par des femmes : ils ne disposaient que de trois jours pour prendre un peu de bon temps... Mais, voyant que ses deux condisciples se mêlaient au groupe des auditeurs, des paysans de l’Anube, Yorgäl fit contre mauvaise fortune bon cœur, revint sur ses pas et s’assit sur le rebord d’un muret, les bras croisés, le front plissé. Seke faillit lui demander pourquoi il les attendait au lieu de foncer vers la maison de tous les plaisirs. Ce n’était sûrement pas de la générosité de la part d’un être comme Yorgäl, plutôt le besoin de les attirer dans son monde, d’en faire les témoins de son désespoir, les sujets de son royaume d’ombre.
Cependant, le disciple de Zaul s’était éclipsé quand l’orateur eut rangé son instrument et commencé à recueillir les dons de ses auditeurs. Seke ne l’avait pas vu s’éloigner, entièrement absorbé par le conte, et aussi par le contact troublant de Jaïfe à ses côtés. Sans doute Yorgäl avait-il perdu patience et estimé que la compagnie des deux autres ne lui était plus indispensable ? Sa disparition les arrangeait dans le fond : ils ne seraient pas contraints d’inventer un stratagème pour le semer dans le labyrinthe d’Hernaculum. En revanche, ils se retrouvaient désormais sans guide dans une cité qu’ils ne connaissaient pas.
Les paysans de l’Anube s’égaillaient après avoir jeté des fruits, des morceaux de viande séchée et des galettes de céréales dans la hotte de bois du conteur.
« Où allons-nous manger ?souffla Jaïfe. Et dormir ? Nous n’avons même pas d’argent... » L’argent ?
Seke savait que, sur bon nombre de mondes, des peuples échangeaient des marchandises contre de petits symboles représentant une certaine valeur, sur Jezomine par exemple où, selon Marmat, ces objets d’échange s’appelaient les saquins, mais, comme il n’en avait jamais vu, il ne savait même pas à quoi ça ressemblait. Marmat disait que l’argent n’avait pas cours sur Logon, qu’on continuait de pratiquer le bon vieux troc hérité des temps anciens de la dispersion humaine, mais les deux apprentis griots n’avaient pas de marchandise ni de service à échanger contre un lit ou un repas.
«... première fois que vous venez à Hernaculum ? » Le conteur avait interrompu l’inventaire du contenu de sa hotte pour lever des yeux brillants sur Seke et Jaïfe.
« Oui, bien sûr, c’est la première fois, marmonna-t-il en reprenant son inventaire. Sinon vous ne seriez pas là, au milieu de la rue, à attendre le passage des déchus. »
La mine interdite de ses vis-à-vis l’incita à poursuivre :
« Vous n’avez jamais entendu parler des déchus ? Des enfants maudits de la Chaldria ? Ils montent de la Chute sans fin au début du troisième quart de la nuit, ils se glissent dans le corps de ceux qu’ils rencontrent et leur dévorent le cerveau.
— Ça ressemble à une de vos histoires », avança Seke.
Et aux provocations de Yorgâl, pensa-t-il.
Le conteur se redressa, glissa les lanières de sa hotte autour de ses épaules et s’avança vers les deux disciples. Il avait beau essayer de se vieillir, sans doute pour se donner une apparence de sage, sa barbe peu fournie ne parvenait pas à travestir sa jeunesse, trahie également par une allure vigoureuse. Sa toge, sa tunique et son tarbouche se parsemaient d’accrocs et de pièces de tissu qui en dénonçaient l’usure. Son instrument, une coque de bois évidée sur laquelle étaient tendues cinq cordes tressées, n’était qu’une imitation grossière de la kharba des griots.
« Mes histoires ne sont que les purs reflets de la réalité. Mais libre à vous de rester et de vérifier au début du troisième quart.
— Avons-nous un autre choix ?
— Venir avec moi par exemple. » Il désigna sa hotte d’une inclinaison de la tête. «J’ai là-dedans de quoi nourrir deux bouches supplémentaires. Et des lits dans ma maison...
— Vous ne nous connaissez pas...
— Vous êtes de futurs griots, n’est-ce pas ? C’était mon rêve de toujours de visiter l’univers, mais la Chaldria ne m’a pas choisi et je n’ai jamais pu m’envoler de Logon. Pas même me rendre à pied au-dessus du ciel du Nube. Je vous hébergerai et, en échange, vous me parlerez de vos mondes d’origine.
— Comment savez-vous que...
— Vous n’êtes pas d’ici ? Il faudrait être aveugle pour ne pas s’en apercevoir !
— En quoi nos mondes vous intéressent-ils ?
— Vous avez besoin de vous nourrir, j’ai besoin de nourrir mes histoires. Un échange équitable, non ? »
Jaïfe implora silencieusement Seke d’accepter la proposition du conteur. Ils avaient finalement quelque chose à troquer, leurs souvenirs des temps d’avant ce temps, les paysages et la vie quotidienne de leur enfance, si lointains qu’ils semblaient appartenir à quelqu’un d’autre. Seke entendit à nouveau les voix des griots mettre en garde leurs disciples contre les bonimenteurs des bas-fonds, mais il finit par acquiescer d’un mouvement de tête.
Olphan, le conteur, habitait dans une maison bâtie sur l’une des cimes du fond de la faille. Plutôt que d’une maison, d’ailleurs, il s’agissait d’un ensemble de constructions imbriquées où les terrasses des unes servaient de toits aux autres, où les passerelles qui partaient de balcons donnaient sur des portes d’entrée, où il fallait parfois traverser des enfilades de pièces éclairées par des torches et peuplées de silhouettes vacillantes. Seke aurait été incapable de dire s’ils se trouvaient plus haut ou plus bas que leur point de départ. Ils avaient monté et descendu un nombre incalculable d’escaliers, de ponts et de passages dans le dédale d’Hernaculum, traversant des quartiers où régnaient des odeurs suffocantes, où rôdaient des ombres pitoyables, de pauvres bougres qui, selon le conteur, vivaient de la charité publique en attendant d’être possédés et rongés par les déchus de la Chute sans fin.
« Ils jouent parfois du couteau ou de la cordelette pour dépouiller les paysans des communautés ou les autres visiteurs du continent Anube, avait précisé Olphan. Le problème est qu’il y a de plus en plus de monde à Hernaculum et de moins en moins dans les communautés agricoles de l’Anube. De plus en plus de bouches à nourrir, de moins en moins de main-d’œuvre dans les champs et les vergers.
Qu’est-ce qui les attire ici ?
— La source chaldrienne. Comme la lumière les insectes. Le prestige des griots. L’espoir peut-être de faire un jour partie des élus. » Le conteur avait hésité avant de poursuivre : « Je le sais d’autant mieux que mes parents viennent d’une communauté agricole. Ils nourrissaient de grands espoirs pour mes deux frères et moi. La réalité n’était pas à la hauteur des histoires colportées par les goulards errants...
— Je croyais que les histoires étaient les purs reflets de la réalité. »
Par-dessus son épaule, Olphan avait lancé un regard de biais à Seke.
« Tout dépend de la sincérité du conteur. »
Ils entrèrent dans une pièce où l’obscurité restait impénétrable malgré la lumière agonisante d’une petite minosole posée sur une table basse. A l’aide d’une piralume, Orphan embrasa une torche murale dont la flamme joyeuse débusqua des coussins, des tapis, des couvertures dépliées, des étagères, des ustensiles de cuisine, un paravent de bois qui dissimulait en partie un bec de métal sculpté et un bassin circulaire de pierre. Il invita ses deux hôtes à s’asseoir sur les banquettes, se défit de sa hotte et commença d’étaler les vivres sur la table basse. Un léger sifflement sous-tendait le silence profond où baignait la maison.
« Vous vivez seul ? »
Un mouvement dans un recoin de la pièce répondit à la question de Jaïfe. Une silhouette émergea d’un amas de couvertures, se redressa et se rapprocha d’une démarche hésitante. Seke contint à grand-peine un cri de surprise lorsqu’elle entra dans le halo mouvant de la torche. Entièrement nu, le corps qu’il découvrait présentait des différences étonnantes avec ceux qu’il connaissait le sien et celui de Marmat Tchalé, qui se lavait devant lui. Tout en courbes, il n’était pas pourvu d’un lung, du moins on ne distinguait qu’un buisson de poils sombres dans la partie creuse entre les cuisses et le ventre. Cependant, l’attention de Seke se dirigea surtout vers les rondeurs de la poitrine. Elles éveillaient en lui une nostalgie poignante, elles le renvoyaient à un monde perdu, à des temps enfouis dans les couches très anciennes de sa mémoire.
« Ezmaïda, ma femme, dit Olphan avec un sourire. Elle est belle, hein ? »
Belle ? Dissemblable et troublante sans aucun doute, enfouie dans sa chevelure noire qui ruisselait sur ses épaules et tombait en pluie sur ses hanches. Elle déposa un baiser sur le front d’Olphan. Seke percevait de la confusion dans son chant ; une forme ne s’était jamais développée, comme la corolle d’une fleur de sable qui n’aurait jamais pu s’épanouir.
Jaïfe se releva et s’inclina avec déférence.
« Que le Verbe soit avec vous, madame. J’espère que nous ne vous dérangeons pas.
— Elle ne vous répondra pas, précisa Olphan. On coupe la langue des filles du Nube à leur deuxième anniversaire. »
Jaïfe pâlit légèrement.
« Pourquoi ?
— Les hommes se destinent au Verbe, les femmes au silence.
— C’est... absurde ! »
Suffoqué par l’indignation, le disciple d’Eyland Volgen reprit empire sur lui-même à l’issue d’une longue inspiration.
« Excusez-moi, mais, sur le monde d’où je viens, couper la langue de quelqu’un est considéré comme un crime. Vous n’avez donc jamais entendu une femme chanter ?
— On dit chez nous qu’il suffit du chant d’une seule femme pour épuiser toute l’énergie de la source chaldrienne.
— Une superstition n’est pas un fait ! »
Ezmaïda s’approcha de Jaïfe, qu’elle dominait d’une demi-tête, et lui caressa la joue du dos de la main. La tendresse de son geste et de son sourire bouleversa Seke. Elle revint ensuite s’asseoir aux côtés d’Olphan et l’aida à étaler les vivres sur la table basse.
Négligeant les légumes et les fruits, Seke se jeta sur la viande séchée. Son goût et sa consistance, très proches de ceux de la viande humaine, réveillèrent en lui le souvenir des repas partagés dans la fraîcheur du nid du Mitwan. Elle provenait, selon le conteur, des siumphes, les grands mammifères qu’on trouvait à l’état sauvage et domestique dans les plaines septentrionales de l’Anube. Jaïfe s’étonna que la population d’Hernaculum s’obstinât à s’entasser sous la chape nuageuse du Nube au lieu d’investir les grands espaces de l’Anube et de bénéficier ainsi des rayons d’Ur.
« Tout le monde veut vivre près de la faille, dit Olphan. Près de la source chaldrienne. Son énergie est plus puissante que celle de mille étoiles.
— Sans doute, mais elle ne se donne qu’à très peu de monde. »
Le regard d’Olphan se leva vers l’unique ouverture de la pièce, une fenêtre de forme ogivale tendue d’un impénétrable voile d’ombre. Ezmaïda suivait la conversation avec attention, les sourcils froncés, soulignant les paroles des interlocuteurs de murmures, de mouvements de la tête ou de la main. La flamme odorante de la torche tissait sur sa peau une trame changeante et fascinante d’ombre et de lumière. Des envies répétées, lancinantes, traversaient Seke de se blottir dans ses bras, de poser la tête sur sa poitrine, de se recroqueviller dans sa chaleur, dans sa douceur, comme il s’était roulé autrefois contre les écailles d’Autre-mère et de ses compagnons.
« Il n’y a pas beaucoup d’élus, c’est vrai, mais on ne peut pas empêcher les gens d’espérer, de rêver, reprit Olphan.
— Vous savez où se trouve la source chaldrienne ? »
Le conteur pointa l’index vers le bas.
« Pas exactement. Quelque part sous nos pieds. Nombreux sont ceux qui sont descendus au fond de la faille. Moi, je n’ai jamais eu le courage. Je ne tiens pas à finir dans la peau d’un déchu.
— Les déchus, ce sont les hommes qui se sont approchés de trop près de la source ? »
Les yeux agrandis par l’effroi, Olphan acquiesça d’un hochement de tête. Ezmaïda lui pressa affectueusement l’épaule comme pour l’aider à dissiper sa terreur.
« Vous avez déjà rencontré des déchus ?insista Jaïfe.
— Si j’avais croisé le chemin d’un déchu, je ne serais pas là pour vous en parler.
— Comment savez-vous qu’ils existent, alors ?
— Vous les entendrez tout à l’heure. Et vous saurez. En attendant, le moment est venu de payer votre dette. Parlez-moi un peu de vos mondes. »
Jaïfe s’exécuta sans se faire prier, visiblement soulagé de vider un sac trop plein de non-dits. Il venait de Kôlkan 5, cinquième des mondes du Kôlk, un ensemble de planètes regroupées autour d’une étoile binaire dont les éclipses entraînaient d’énormes écarts de température. Septième garçon d’une famille de vingt-neuf membres – par « famille », il fallait entendre un groupe constitué de cinq mères et de trois pères –, il avait passé son enfance à Liplül, la capitale administrative du Kôlk, une agglomération de plus de deux cents millions d’habitants établie tout autour de la mer intérieure des Songes. Il avait habité pendant douze années planétaires au mille cent douzième étage d’une pyramide de six kilomètres de hauteur, reliée aux autres constructions par des tubes suspendus et aspirants. On pouvait aller d’un bout à l’autre de Liplül sans jamais toucher terre, encore moins la mer des Songes dont l’eau, très acide, ne mettait qu’une dizaine de secondes à réduire un corps à l’état de squelette. Les courses dans les tubes aspirants étaient l’un des jeux les plus répandus sur Kôlkan 5, les compétiteurs s’équipant de propulseurs afin de multiplier leur vitesse par trois ou quatre. Jaïfe avait lui-même remporté six victoires qui avaient fait de lui le héros de sa famille et de sa pyramide. En dehors de ces compétitions très prisées sur les trois plus grands mondes du Kôlk, Liplül était une ville ennuyeuse, peuplée de diplomates, de délégués des régions, de représentants des mondes mineurs, de fonctionnaires, d’hommes d’affaires et de prostitués des deux sexes. Elle comptait également une importante population d’hybrides d’humains et de séphiens, entassée dans les étages inférieurs des pyramides et dans les fondations de la cité des origines.
« Parle-moi un peu de ces séphiens, l’encouragea Olphan.
— Les premiers habitants des mondes du Kôlk. Les deux espèces ont pu se mêler parce que les séphiens sont des créatures mimébiologiques, c’est-à-dire qu’ils transforment leur métabolisme pour le rendre compatible avec celui de leurs conquérants. Un réflexe de défense. Comme ils sont incapables de se battre, le mélange des gênes est à la fois une garantie d’évolution et leur seule chance de survie.
— Ils ressemblaient à quoi avant de se transformer ? »
Jaïfe haussa les épaules.
« Personne ne sait au juste. Ça s’est passé il y a des milliers d’années, et les hybrides se différencient des autres juste par la forme des yeux, l’allongement du crâne et leur courte queue. Les récits les plus anciens comparent les séphiens à des oiseaux, d’autres à des reptiles, d’autres encore à des insectes. Ils sont tellement mélangés qu’on les considère maintenant comme des humains... Enfin, des presque humains. Juste avant mon départ, des émeutes avaient éclaté dans les bas-fonds de Liplül.
— Tu viens pourtant d’affirmer qu’ils sont incapables de se battre...
— Leur nature humaine domine à présent leur part séphienne. Et puis ils ont été poussés à la révolte par les clans mineurs qui cherchent à renverser les clans dominants. » Jaïfe réprima un frisson. « Enfin, à en croire mon maître Eyland, je parle d’événements qui se sont déroulés il y a de cela des années, peut-être plus d’un siècle.
— A quel âge es-tu parti de ton monde ? »
Jaïfe s’abîma pendant quelques instants dans un silence mélancolique. Seke, qui finissait de mâcher son six ou septième morceau de viande, fut à nouveau frappé par la finesse de ses traits. Ezmaïda se leva et se dirigea d’une démarche ondoyante vers un angle de la pièce d’où elle revint avec un récipient de pierre. Elle en sortit des galettes brunes dont l’odeur évoquait les tubercules cultivés dans le potager de Marmat Tchalé.
« J’avais seize ans. Mon maître Eyland est un jour entré chez nous, a discuté avec mes mères et mes pères et m’a emmené avec lui. Je n’ai pas eu le temps de me préparer, ni même de dire au revoir à mes frères et à mes sœurs. Il y a eu cet éclat de lumière, cette formidable aspiration, cette impression d’être réduit en poussière, et je me suis réveillé dans les bras de mon maître Eyland, tellement faible et malade que j’ai cru en mourir.
— Tu serais devenu un déchu sans la protection du griot, pas vrai ? »
Le hochement de tête de Jaïfe décrocha les larmes qui perlaient à ses cils. Toujours à genoux, Ezmaïda contourna la table, le saisit par les épaules et l’attira contre elle. Seke fut à nouveau taraudé par l’envie de poser la tête sur cette poitrine généreuse et palpitante. Jamais sa solitude ne lui avait paru à ce point oppressante. Il errait comme un grain de matière dans un univers infiniment froid. La tristesse de Jaïfe, la confusion d’Ezmaïda, la curiosité d’Olphan se confondaient avec le chant lointain et lugubre des profondeurs.
« Et toi ? »
Seke prit conscience que le conteur s’adressait à lui. Ezmaïda releva la tête et, sans cesser d’étreindre Jaïfe, l’invita à s’exprimer d’un geste de la main.
«Je... »
Il n’aurait fallu qu’une fraction de seconde à Danseur-dans-la-tempête ou à un autre enfant du Tout pour évoquer la chaleur et la sécheresse du Mitwan, la beauté des chants de sable, les effleurements du vent brûlant, le murmure enchanteur des sources, les chasses aux tritrilles, les excursions nocturnes dans les oasis écrasées de sommeil.
«Je suis originaire de la planète Jezomine, du système de l’étoile Jez. J’ai été abandonné à ma naissance par les hommes, et j’ai été recueilli par les skadjes du... »
Un hurlement l’interrompit, lugubre, qui lui glaça le sang. « Le début du troisième quart, souffla Olphan. Maintenant, vous allez savoir. »